Verdun, 1916 - Récit - 5/5

Comme je semblais en bonne voie et que je commençais à marcher avec des béquilles, on m'expédia au tout début octobre à Bry-sur-Marne, dans un hôpital beaucoup moins confortable. J'y eus comme voisin de lit vers la fin du mois un type curieux, un baroudeur du régiment d'infanterie colonial du Maroc, ce régiment d'élite qui venait de reprendre le fort de Douaumont. Il avait été blessé au bras, aussi son lit était souvent vide le soir car il "faisait le mur".

Mais les choses se gâtèrent pour moi, ma plaie ne cicatrisait pas, elle suppurait toujours et l'on constata qu'il y avait encore des esquilles. Alors, le 11 décembre, on me réexpédia à Noisiel pour être opéré de nouveau. Et je fus affecté à la chambre de ma petite infirmière qui fit la tête en me voyant revenir ! (A remarquer que je ne m'en aperçus pas spécialement, c'est elle qui me l'a raconté plus tard). Enfin, il lui fallut s'accoutumer à ma présence.

Je fis la connaissance d'autre part avec les autres infirmières qui étaient mademoiselle Drouin, la chef, et mesdemoiselles Clérisse (déjà nommée), Laffitte, Fortrait et Viala, la plus petite du lot. Ces demoiselles parurent s'intéresser à moi. Comme nous n'étions pas dans un hôpital d'officiers, je me trouvais un des très rares "intellectuels" du lieu. Et alors, peu à peu, ma petite infirmière (j'ai oublié de dire qu'elle s'appelait mademoiselle Brion), en fit autant. Elle venait souvent faire la causette, me ravitailler en livres, et moi, je lui offrais des cigarettes anglaises avec lesquelles je faisais le gentleman. Les autres ne fumaient que du gros "perlot" dans leur pipe et rarement des cigarettes de caporal.

Je repassais sur le billard le 30 décembre et je fus opéré par un jeune aide major (un galon seulement) sympathique, il s'appelait Masmonteil. Il me débarrassa des esquilles et remit mon pied à l'équerre, qui n'a pas bougé depuis. J'eus droit "au petit régime", côtelettes grillées, oeufs au lait, etc. Après une semaine au lit, je pus me lever, mais avec l'accord il faut l'avouer de l'infirmière major, mademoiselle Drouin, au lieu d'aller boulotter l'ordinaire au réfectoire, on me maintint le petit régime de plats délicats et choisis, que l'on me servait sur une petite table dans la chambre.

Et là, sitôt son propre déjeuné expédié, la petite infirmière venait me rejoindre pour faire causette tous les deux.

Il fallut hélas ! en avril 1917 évacuer tout notre contingent pour faire de la place à de nouveaux blessés, ceux de la malheureuse offensive de l'Aisne. Ce fut émouvant ! Les infirmières étaient bien tristes. Elles s'étaient, c'est vrai, les unes et les autres attachées à tous ces hommes qu'elles avaient soignés avec un grand dévouement pendant plusieurs mois. Il y en avait beaucoup qui avaient été atteints plus gravement que moi.

Le matin du départ (6 avril) on fit une photo de tous et de toutes devant l'hôpital. Nous partîmes pour Pithiviers, puis j'allai à Saint-Maurice près Paris, enfin à la caserne de Tourelles (20è arrondissement), où je fus démobilisé. Revenant sur cette journée du 8 août 1916, qui pour moi fut cruciale, je cite qu'Henry Bordeaux dans son livre "Verdun" déjà mentionné, écrit (page 214) : "Le soir de cette terrible journée ...", et dans le n° 96 du 17 avril 1916 d'un hebdomadaire d'alors "Le Pays de France", on lit : "Le front Thiaumont Fleury reste le théâtre d'une lutte effroyable qui se poursuit sans répit". J'eus vraiment de la chance de tomber avant d'atteindre la ligne al

lemande et de ne pas avoir connu le corps à corps, à la baïonnette ou à la grenade. Selon l'historique du régiment (le 71è) les pertes ont été pour les 8,9 et 10 août de 19 officiers et 480 hommes, soit le 1/5 du régiment. Cependant, si j'ai gardé de cette journée une image qui ne s'est pas effacée de ma mémoire, mon séjour au Mort-Homme m'a laissé de plus mauvais souvenirs.

Verdun 1916, page 5/5