Verdun, 1916 - Récit - 4/5
Aussitôt, le tir de barrage allemand redoubla. Les mitrailleuses crépitaient. Avec les autres, je parcourus en courant, de trou en trou, 100, peut-être 150 mètres quand je sentis soudain un choc sec sur mon pied et je m'abattis comme un lapin tiré par un chasseur. Aussitôt près de moi, un autre caporal de la même section passa et, se penchant sur moi, me dit "Ah ! Tu as la bonne blessure, si tu peux t'en tirer". Lui ne s'en tira pas, il fut tué un peu plus loin. C'était un brave camarade, il était séminariste, il s'appelait Le Nouvel, un nom bien breton.
Notre vague d'assaut s'était éloignée et dans mon trou d'obus, je vis que j'avais été atteint à la jambe droite (au mollet) et au pied gauche. J'avais de belles jambières en cuir jaune (je m'étonne qu'on me les ait tolérées à la place des bandes molletières réglementaires). Il est vrai que lors de ma permission, j'avais abandonné à Paris ma tenue de gros drap bleu horizon pour la remplacer par une tenue en coutil, plus légère, la vareuse ressemblant - avec ses poches - à celle des officiers.
Ces jambières étaient donc percées toutes deux par deux balles de mitrailleuse, à moins que ce ne soit la même qui ait frappé mon pied gauche après avoir traversé mon mollet droit. Le sang coulait assez fort, alors je me fis tant bien que mal des pansements et des ligatures au-dessus des blessures avec ce que j'avais dans ma trousse. Et je me garantis la tête des éclats d'obus avec mes deux musettes. Je n'ai réalisé que plus tard que l'une d'elles était remplie de grenades ! Il est vrai que si je l'avais mise dans le trou voisin, c'était à peu près la même chose. Les obus continuaient de tomber autour de moi, le soleil devenait de plus en plus chaud. Craignant de me trouver mal, le sang rougissant mes pansements, je bus un bon coup de gnole !
Un brancardier qui faisait partie de mon escouade passa soudain près de moi. "Ah! Caporal, tu es là, je vais revenir te chercher". Auparavant, j'avais tenté, sortant de mon trou, de gagner l'arrière en rampant. Mais dans la plupart des trous gisaient des morts et d'autres blessés.
Et puis surtout, mon pied me faisait atrocement mal quand je remuais, aussi je renonçais à ma tentative et retournais à mon trou. J'attendais donc le retour promis, mais le temps fut long. Car ce ne fut que vers 2 heures de l'après-midi (j'étais dans mon trou depuis 8 heures du matin) que je vis mon brave type arriver avec un camarade. Ils portaient une civière et m'y couchèrent. Ce camarade était Morrel, également de mon escouade, celui que j'ai retrouvé à Pontivy.
Les obus étaient beaucoup moins nombreux. C'était presque calme à côté de la matinée. Mes deux amis me conduisirent donc au poste de secours le plus proche. Je revois encore ce transport, à travers une terre couverte de capotes bleu horizon, des morts et des blessés dont certains hurlaient de douleur en appelant de l'aide.
Pas de fusillade non plus. Je craignais un peu que les allemands ne nous tirent dessus, mais ils respectaient les blessés. C'est curieux, je n'ai lu que récemment dans un livre ayant pour titre "Les camarades" de Roger Bontefeu, que d'après le témoignage d'un soldat allemand (page 234) de 13 à 14 heures, il y avait une trêve pendant laquelle de chaque côté, on pouvait aller au secours des blessés.
L'abri où mes compagnons m'avaient transporté était un ouvrage assez important que l'on me dit être "Maison Blanche". Je fus déposé au fond, sur ma civière, à côté d'autres blessés de divers régiments et de nombreuses caisses de munitions. Un infirmier me refit mes pansements.
Le bombardement avait repris, violent, et rendait impossible l'évacuation des blessés. On apprit que l'abri voisin, celui des 4 Cheminées, avait sauté ; un obus ayant percuté à l'entrée avec provoqué l'explosion des munitions et l'incendie. De nombreux blessés, surtout ceux qui comme moi ne pouvaient pas se déplacer, y furent brûlés vifs. Quelle chance donc de ne pas y avoir été conduit !
Au petit matin, comme le bombardement était moins violent, on décida d'en profiter. Et je partis, ma civière portée sur les épaules par 2 brancardiers. Les obus continuaient de tomber plus ou moins loin ou d'éclater en l'air. Je n'étais pas très fier car évidemment rien ne pouvait m'abriter, mais bien que mon pied brisé me fasse très mal à chaque secousse, je ne disais rien pour ne pas ralentir la course de mes porteurs. Ils me déposèrent près d'une charrette à cheval où l'on me chargea avec 2 ou 3 autres, et cahin, caha, par la route crevée de trous d'obus, après un parcours de plusieurs kilomètres, nous atteignîmes la citadelle de Verdun. Là, dans ses profondeurs, on refit mes pansements et l'on m'injecta du sérum antitétanique.
Cela se passait donc dans la matinée du 9 août. Dans la journée, je fus évacué dans une ambulance de campagne (ambulance de Maujouy) un peu éloignée des lignes mais d'où l'on entendait encore bien le canon.
Je fus opéré le 13 (encore un 13, ce nombre a beaucoup compté dans mon existence). Les os du pied gauche (astragale et calcanéum) étaient en marmelade. Le major m'immobilisa le pied dans un plâtre. Je me souviens lui avoir demandé si je retournerais au front. "Ne t'en fais pas, mon petit, m'a-t'il répondu, tu as ton compte!" Le séjour dans cette ambulance n'était pas bien gai. On y mourait beaucoup, on y dormait mal, car on souffrait, et puis surtout, c'étaient les autres qui appelaient, criaient, notamment ceux qui ne devaient pas se réveiller au petit matin. J'en eus deux comme cela, un de chaque côté de mon lit, qui une nuit après l'autre, ont hurlé et dont on a recouvert la tête avec le drap. J'avais été surpris de ne plus les entendre.
Le 28 août, le major donna le feu vert et un camion m'emmena, avec d'autres bien entendu, à Vitry le François, dans un hôpital militaire. Que cela me sembla bon d'être soigné avec douceur par de dévouées et distinguées infirmières. Enfin, le 17 septembre, dans un train spécialement aménagé, je fus embarqué dans un convoi où la plupart des blessés étaient comme moi, allongés sur des civières, pour arriver le lendemain à Noisiel, dans la maison de repos des ouvriers de la chocolaterie Menier réquisitionnée comme hôpital. Nous devions être assez nombreux dans cet arrivage, 10 ou 15 blessés aux jambes restant allongés sur leurs brancards dans le hall d'entrée. Les infirmières s'affairèrent. Je fus conduit dans une salle où l'une d'elles, qui me parut la plus jeune, me retira ma vareuse et sans façon mon pantalon. Elle m'avait à peine regardé. Elle m'a dit plus tard - car nous devions nous mariés - que j'étais un sujet qui pour elle ne présentait pas d'intérêt. Elle en portait seulement - mais elle avait le choix - aux braves types à bonne tête de paysan. A mon regret, car elle m'avait semblé plaisante, elle me quitta et c'est une autre, plus âgée, mais alerte et gaie, qui gouverna ma salle. J'appris qu'elle était des environs de Bayonne et s'appelait mademoiselle Clérisse.
On était tout de même bien, bien soignés ! et quel bonheur d'être nourri au lit. Les séances de pansements par contre étaient très pénibles. On nettoyait mes plaies avec de l'éther iodé et je me cramponnais aux barreaux de la table de pansement en serrant les lèvres.
Verdun 1916, page 4/5
