J'ai donc passé neuf mois au front


L'infanterie, qui était bien entendu la plus exposée, était aussi l'arme la plus malheureuse. Les artilleurs, par exemple, plus ou moins à l'arrière avaient forcément une vie moins inconfortable. Quand ils se déplaçaient, c'était à cheval ou sur leurs caissons, ils ne portaient rien sur les épaules. Le fantassin marchait, marchait, toujours lourdement chargé. En ligne, il dormait sur la terre, ne pouvait se laver, mangeait mal, devait vivre avec ses poux, et même en secteur calme, il supportait les bombardements.

Je ne fus que caporal et mon humble grade me valut peu de faveurs, mais ce peu, je l'ai bien apprécié. Quand il y avait des corvées (fréquentes la nuit) j'étais comme le chien pour le troupeau et ne portait pas ces lourds fardeaux (pieux, rondins, rouleaux de fil de fer barbelé) avec lesquels les hommes devaient souvent courir entre les rafales d'obus. J'accompagnais rarement les corvées de soupe, bien pénibles quand il fallait marcher dans les boyaux avec de la boue jusqu'aux mollets.

En première ligne, les hommes montaient la garde à tour de rôle aux créneaux. Le caporal les relevaient toutes les deux heures et faisait des rondes assez fréquentes pour voir s'ils ne dormaient pas. Mais entre-temps, je pouvais aller me réchauffer quelque peu dans la sape du sergent. Le matin surtout.

C'est en Argonne que j'ai passé la plus grande partie de l'hiver 1915. Je trouvais les pauvres bonshommes littéralement frigorifiés. Bien entendu, le café (ou plutôt le jus qu'on appelait ainsi) monté des cuisines roulantes arrivait glacé. J'avais heureusement un petit réchaud avec des pastilles Méta pour réchauffer celui de mon escouade.

Cette pauvre infanterie était composée surtout de paysans. Dans ce qui reste de mon petit carnet de caporal, je vois que j'avais cependant un maçon, un cafetier, un boucher et un instituteur.

Mais il n'y avait pratiquement plus d'ouvriers parmi les combattants. Ceux qui avaient été mobilisés dans la troupe avaient été rappelés dans les usines, où par rapport aux pauvres soldats, ils étaient largement payés.

Le plus malheureux donc, c'était évidemment le simple soldat. Le caporal ne l'était guère moins, vivant toujours avec son escouade.
Mais comme je l'ai dis, il était exempt de la plupart des corvées toujours pénibles. Toutefois, il partageait avec les hommes la nourriture de basse qualité servie à la troupe, toujours la soupe et l'infâme rata, composé de bas morceaux de boeuf ou de mouton importé d'Argentine, nageant dans une mauvaise sauce avec des pommes de terre ou des haricots secs. Le café, c'était le jus, et le vin, le lourd pinard qui brûlait l'estomac. Les meilleurs morceaux étaient pour le caporal d'ordinaire, chef de la cuisine et ses aides (ni l'un ni l'autre n'allaient aux tranchées) et pour les officiers. La 2è qualité était pour les sous-offs et le reste pour la troupe.
L'ordinaire n'était amélioré que par le lait condensé, le chocolat, les conserves, du pâté surtout que l'on avait reçu de sa famille.

Les officiers avaient la vie meilleure, sauf quand il fallait aller à l'attaque. Alors, lieutenants et capitaines, et souvent commandants de bataillon devaient prendre la tête de leurs hommes. Ils se signalaient sans doute à l'ennemi par l'absence de fusil, ils allaient revolver au poing. Et il y avait paraît-il en face les tireurs d'officiers. Mais en l'absence de coup dur, en tranchées, ils étaient à l'arrière de leur section ou de leur compagnie et ne sortaient de leur sape que pour faire des rondes. En marche, ils n'avaient pas de sac et de fusil à porter, ils allaient la canne à la main, leur cantine étant sur la voiture de compagnie. Le capitaine avait même un cheval. Au repos la troupe couchait sur de la paille, toujours pleine de poux, dans des granges. Les officiers avaient droit à un lit chez l'habitant (il en restait toujours un peu dans les villages de l'arrière). ils pouvaient se bien laver, ils avaient leur ordonnance pour entretenir leurs effets et étaient bien nourris au mess. Ils bénéficiaient aussi d'une solde appréciable, comparée au misérable "prêt" des soldats ! Enfin, s'ils étaient prisonniers, ils allaient dans des "offlags" où ils jouissaient de considération de la part des Allemands.

Je ne m'insurge nullement contre cet état de fait, mais je ne veux que montrer que c'est le soldat d'infanterie qui a souffert le plus de misères. Sa croix fut la plus lourde à porter, parmi toutes les formations de combattants.

Qu'était donc dans ces conditions le moral de ces hommes ? Ceux-ci étaient-ils des héros ? Assurément, il y en a eu. Je pense par exemple à ceux qui étaient volontaires pour des opérations risquées, des patrouilles entre les lignes ou des coups de mains dans la tranchée adverse. Je pense aussi aux agents de liaison qui sous le bombardement ou lors des attaques assuraient leur mission. Mais dans l'ensemble, on était résigné à accepter le sort. Où l'on était, on y restait quelque soit la violence des bombardements, on espérait la relève, mais on l'attendait. On marchait, on ne pouvait discuter. Et lorsque, comme à Thiaumont, le capitaine et ses lieutenants ont crié "en avant", on y a été.

Bien sûr, on pensait souvent au danger, mais on espérait bien - comme aujourd'hui en auto - que le mauvais coup c'était pour le voisin. Je ne me souviens pas avoir rencontré un homme qui pensait à sa mort. On était forcé d'obéir. On ne pouvait s'échapper, on ne pouvait aller bien loin sans que les gendarmes ne ramènent le déserteur qui aurait été fusillé. Les mutineries de 1917 ont été l'expression d'une révolte collective contre des tueries inutiles. C'était sans doute la nécessité de la guerre que la vie humaine comptât peu. Mais les états-majors auraient certainement pu la ménager davantage en bien des cas.

L'historique du 71è régiment d'infanterie contient les noms de 2 349 tuées, c'est à dire un nombre sensiblement égal à son effectif. On peut évaluer en conséquence à environ 10 000 celui des blessés dont beaucoup hélas gravement.
On peut mesurer la saignée faite dans la jeunesse d'alors. La classe 1915 dont je faisais partie fut certainement une des plus éprouvées. A l'exception de quelques uns, mes camarades d'école ont tous été tués.

Quelle chance d'être passé "au travers".


Neuf mois au front 1/1